Marc allait au musée plusieurs fois par semaine et il avait développé, sans doute comme chacun, une manière très personnelle de se déplacer, d'entrer en contact avec les oeuvres et d'appréhender les atmosphères de ces temples du sacré essentiels à son bien-être.
Animé du désir de suivre ses émotions, ses sensations et son inspiration, il n'appréciait pas de vivre cette expérience en compagnie de ses amis ou de sa famille. Il avait pourtant essayé, car sentait qu'il se privait ainsi involontairement de moments de partage potentiellement complices, intenses et d'une richesse invisible dans cette connexion privilégiée à l’autre en-dehors du cadre de la vie de tous les jours, mais son besoin de liberté était plus fort que tout.
Néanmoins, au fur et à mesure de ses déambulations solitaires, il prit le temps d’observer les autres visiteurs, car il lui semblait que chacun promenait avec lui un univers rempli de secrets et il se sentait chanceux de pouvoir ainsi contempler sans les comprendre ces mystères de l’âme humaine.
Peu à peu, il passa plus de temps à admirer les postures et les chorégraphies inconscientes de ces observateurs de l’art qu'à se laisser transporter par la force et la poésie des oeuvres exposées.
Chaque visite lui offrait un spectacle à la fois unique et surprenant.
Ce qui le fascinait le plus, c'était cette juxtaposition du visible et du non visible, du connu et de l’inconnu, du vivant et du non vivant, et il tentait de deviner les correspondances, circuits et chemins empruntés par ces esprits, ces coeurs et ces corps qui se croisaient et parfois s’entrechoquaient involontairement, comme pour provoquer le réveil de ces admirateurs somnambules.
Marc aimait autant observer les personnes seules que les couples, les familles et les groupes d’amis ou de touristes. En revanche, les interventions des guides créaient selon lui des chorégraphies insipides et sans surprise qui perturbaient les mouvements spontanés des autres visiteurs, notamment par cette occupation véhémente, à la fois physique et sonore, de l’espace, que Marc vivait à chaque fois comme une intrusion et qui lui paraissait enfermer autant les visiteurs que les oeuvres dans des espaces clos et aseptisés qui ôtaient tout espoir de véritable rencontre. Les oeuvres étaient privées d’air et de liberté, encerclées par des grappes d’humains captivés par la parole du conférencier, qui semblaient diffuser un mélange de vérités documentées et d'interprétations personnelles.
Un jour, animé par le désir de modifier ses habitudes et ses attitudes, il ressentit le besoin de se relier virtuellement à un autre visiteur, afin de vivre une nouvelle expérience lors de ses visites dans les musées qui ne le nourrissaient plus autant qu’au tout début de ses observations humaines, artistiques et sociales.
Il ne savait pas exactement comment il s’y prendrait pour rester discret et ne pas se faire remarquer mais il savait qu’il lui faudrait choisir un jour bien équilibré en terme d’affluence, avec ni trop de visiteurs, pour ne pas perdre le contact ni la lisibilité des mouvements de son coéquipier momentané, ni trop peu, pour ne pas attirer son attention d’une manière flagrante et sans doute extrêmement gênante, voire honteuse.
Après plusieurs semaines de réflexion et de tentatives avortées, Marc avait senti, ce matin-là, s’infiltrer en lui avec vigueur et fermeté le courage d’exécuter enfin ce projet excitant qui lui tenait à coeur et qui résonnait en lui comme le début d’une nouvelle vie.
Dans la file d’attente de son musée préféré, il avait repéré un homme, seul, élégant et raffiné, qui lui avait plu tout de suite par son allure, à la fois juvénile et mâture, impatiente et calme, cultivée et presque naïve dans sa manière d’exprimer sa curiosité et d’observer le monde.
Marc était heureux de mettre enfin en place sa stratégie d’approche, et son tout premier test, à peine initié, lui paraissait annonciateur d’une réussite épanouissante.
En « accompagnant » ainsi cette personne inconnue, sans que celle-ci fut au courant de sa démarche et sans jamais établir de contact avec elle, il était persuadé qu’il en apprendrait autant sur elle que sur l’artiste exposé et, finalement, que sur lui-même car il serait concrètement confronté à une part d’inconnu et de mystère, donc de nouveauté et de stimulation, à travers cet acte de conscience et d’observation de l’autre et de soi.
Au fur et à mesure de cette exploration inédite au coeur d’un labyrinthe de tableaux énigmatiques, il se sentit particulièrement sensible au charme et au mystère de cette promenade originale à deux qui imposait dans ses règles de ne jamais engager de conversation avec son partenaire et, surtout, de ne jamais établir de contact direct avec les yeux.
Ce jour-là, l’exercice fut extrêmement facile pour Marc car son visiteur semblait s’appliquer à toujours lui tourner le dos, comme s’il ne voulait pas qu’il distingue précisément les traits de son visage. Il ne pouvait donc pas apercevoir les yeux scintillants ni le sourire permanent que cet inconnu avait adoptés à la seconde où il avait aperçu Marc et capté son énergie particulière.
Sentir cette présence énigmatique et bienveillante en continu sur tout le parcours de l’exposition était un délice pour Laurent, qui ne voulait pas briser le charme et la magie de cette rencontre atypique qui exauçait d’une manière étrange et inattendue le voeu qu’il avait formulé à son réveil ce matin-là.
Alexandra Fadin
(extrait de "Contes Merveilleux du Quotidien", tous droits réservés)
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